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Interview de Saran Diakité Kaba, Directrice générale de Strate, École de Design

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Saran Diakité Kaba, Directrice générale de Strate, École de Design

Multi-entrepreneuse dès ses études à l’ENSCI Les ateliers, Saran Diakité Kaba a ensuite travaillé en agences de design pour de grands groupes puis dirigé des équipes R&D au sein du Groupe PSA avant de prendre la direction de l’école Strate en 2021. Elle nous parle du design au service du progrès environnemental et de son engagement sociétal de toujours : développer les talents. Son interview est une invitation à passer à l’action.

Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?

J’ai démarré très vite à mon compte en parallèle de mes études à l’ENSCI, avec une double activité de designer d’interaction et de designer sonore. Je faisais le grand écart entre les projets pour les centres de R&D (Thomson, EDF, France Télécom) et ceux pour les défilés de mode et les compagnies de danse contemporaine. En agences de design, j’ai exercé le même métier sur des enjeux d’interaction. Puis, j’ai rejoint Décathlon pour contribuer à la réorganisation du plus grand centre de design de France à l’époque, en lien avec le nouveau business model, soit des business units délocalisées sur les lieux des pratiques sportives. Il fallait donc réinventer le métier et mettre en place une animation transversale pour conserver l’émulation entre les designers ainsi que la capacité de l’entreprise à les faire grandir.

« Quel est le moteur des designers ? Comment les accompagner pour maintenir leurs compétences et leur créativité ? Ces préoccupations m’animent depuis toujours. »

Au sein du groupe PSA, j’ai privilégié l’innovation tirée par les nouveaux usages plutôt que l’innovation poussée par la technologie. J’ai développé l’équipe User experience innovation, un laboratoire-agence interne au service de toutes les directions de PSA. Dans ce cadre, nous avons créé l’Openlab design qui encourage les collaborations entre étudiants de différentes écoles de design et d’autres corps de métiers. 

« Dans une équipe, il est enrichissant de pouvoir s’appuyer sur des profils aux postures distinctes, aux compétences complémentaires et qui savent travailler ensemble. Nous devons absolument développer la pédagogie collective des écoles de design. »

Puis, j’ai été peu à peu en charge d’animer la « vie à bord » du projet de véhicule autonome, c’est-à-dire ce à quoi ressemble l’expérience intérieure d’une voiture connectée, intelligente et protectrice, que l’on ne conduit plus. Une aventure technologique et humaine incroyable. En 2016, j’ai finalement été nommée directrice R&D des interactions machine, rattachée au COMEX. Avec mes équipes R&D composées d’ingénieurs, de développeurs, d’électroniciens, d’ergonomes, de designers et de nombreux autres métiers dans le monde entier, notre challenge a consisté à garder un coup d’avance sur nos concurrents en menant la révolution des cockpits et en accompagnant la valorisation de motorisations propres.

En 2020, lorsque le directeur de Strate m’a proposé de prendre sa succession, je me suis rendu compte que je me sentirais encore plus utile si je m’engageais dans l’enseignement supérieur des profils créatifs et innovants pour relever les challenges du XXIème siècle. Depuis deux ans, j’étais présidente du Conseil d’Administration de l’ENSCI et j’ai mesuré à quel point les étudiants étaient déboussolés par la crise sanitaire. Jusque-là, je consacrais 10 % de mon temps à l’enseignement dans différentes écoles, parmi lesquelles Strate.

« Je me suis dit qu’il était temps d’inverser la balance et de consacrer 90 % de mon temps
aux enjeux de la formation à la conception d’un monde soutenable,
et de conserver les 10 % restants pour la R&D. »

Sur quelles ressources vous appuyez-vous pour faire avancer vos projets ou exercer votre leadership ?

Quel que soit le niveau auquel j’ai pu intervenir, à mon compte, en agence, devant les membres du COMEX, les principales ressources que j’ai convoquées pour me sentir juste sont la sincérité et la franchise pour ne jamais avoir à remettre en cause mes engagements jusqu’au-boutistes.

Grâce à la sincérité, les équipes ne nous voient pas uniquement comme un capitaine d’industrie mais aussi comme un être humain qui a des convictions mais que l’on peut aussi convaincre. En restant accessible, à l’écoute et bienveillant, la parole est libre. Les collaborateurs sont plus enclins à parler les problèmes plutôt que de les taire. L’erreur est humaine. Or pour apprendre de ses erreurs, encore faut-il être en situation de pouvoir les partager.

Quels sont vos projets et vos défis actuels ?

Dans le cadre des enseignements proposés aux « Stratos »[1], nous développons un axe autour de l’engagement sur le territoire : le Strate action sociale. L’objectif est d’insuffler le design dans les associations, les mairies, les départements, la Région Ile-de-France…

« Le secteur public a besoin de se réinventer et le design peut servir ce but. Dès la rentrée prochaine, nous allons permettre à nos étudiants designer et à tous ceux qui s’intéressent à l’innovation sociale de travailler ensemble. »

Nous comptons développer ce concept, en l’adaptant au contexte culturel, en Afrique avec l’agence YUX Design, puis en Inde via notre campus à Bangalore. Il est important que nos étudiants apprennent à concevoir pour un environnement qui impose la frugalité.

Le progrès est au cœur de la démarche de design. Or, progrès et innovation ne sont pas synonymes. Une innovation peut être motivée par un objectif de marché, de croissance, de technologie, mais ne pas constituer pour autant un progrès social, sociétal ou environnemental.

« Nous construisons une école ouverte sur le monde, sur les enjeux privés comme publics,
avec la conscience de l’impact du design sur la société et la planète. »

Notre second défi concerne le maintien des compétences tout au long de la carrière pour entretenir l’employabilité et le « petit moteur créatif » des profils innovants, tels que les designers. Le monde évolue, les méthodes, les outils et les logiciels aussi, l’urgence environnementale ou sanitaire s’accélère… De ce fait, la transformation continue des compétences est cruciale pour que les profils restent innovants et dans une dynamique d’impact positif. C’est de l’ordre de la responsabilité sociale des écoles.

Quel message souhaitez-vous adresser aux jeunes et futurs leaders de l’innovation ?

Nous venons de faire un saut spatio-temporel dans le XXIème siècle. A posteriori, je trouve très intéressant pour la jeunesse d’avoir vécu cette expérience de télétravail subi pour imaginer un nouvel équilibre choisi. Leur flexibilité entre présentiel et distanciel et leur capacité relationnelle à distance sont des points forts qui les accompagneront toute leur carrière, y compris à l’international.

« A Strate, nous formons les faiseurs de demain. Le métier de designer a la capacité de renverser la table, d’inverser les paradigmes et de changer la société. »

Par ailleurs, la période de crise que nous vivons est propice à une démarche plus humaniste, tournée vers l’environnement, le social, la RSE… Par expérience, lorsqu’une entreprise traverse une crise, elle finit souvent par faire appel à l’approche design car celle-ci permet de s’autoriser à fonctionner différemment, à mettre en place de nouveaux processus, de nouveaux business models, de nouvelles offres de produits et de services… L’histoire a montré que toutes les entreprises qui ont su placer le design au bon niveau stratégique ont été récompensées et ont surmonté les crises. A Strate, nous aimons beaucoup cette citation d’Abraham Lincoln : « le meilleur moyen de prédire l’avenir, c’est de le créer »

[1] Étudiants de l’École Strate

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Interview de Vincent David, Fondateur de l’agence RUP

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Vincent David, fondateur de l’agence RUP

Engagé depuis plus de 25 ans dans le monde associatif, Vincent David aime quand les acteurs de la société se rencontrent, s’écoutent et travaillent ensemble. Tout naturellement, l’agence RUP, qu’il a fondée en 2006 au sein de la SCOP COOPANAME, est plus qu’une agence de communication au service de ses clients, elle est aussi impliquée dans les enjeux de notre époque. Il nous parle de cette nouvelle façon d’aborder l’entreprise et les organisations.

Quel a été votre parcours ?

J’ai découvert l’action associative, notamment au sein de la Fage et des Restos du Cœur, lors de mes études de droit à l’Université de Nanterre. Ces années ont été essentielles dans la structuration de mon engagement. Je me suis finalement orienté vers la sociologie, la communication et les sciences politiques, avec un mémoire de DEA sur les ONG comme nouveaux acteurs des relations internationales, et la notion d’opinion publique mondiale.
A ce titre, j’ai fait partie de la délégation des ONG françaises à la COP 5 sur les changements climatiques, à Bonn en 1999. Un temps intéressé par la recherche universitaire, j’ai préféré vivre mes engagements et travailler dans l’associatif.

Après une courte expérience d’assistant parlementaire au Parlement européen, je me suis occupé de la communication et du lobbying des ONG françaises pendant la Présidence française de l’Union Européenne en 2000, en lien avec Coordination SUD, le réseau des 160 principales ONG françaises. Puis, j’ai été en charge de la communication d’Alimenterre créé par le Comité français pour la solidarité internationale (CFSI) avant de m’occuper, pendant plus de 4 ans, des relations extérieures de l’association Max Havelaar qui a développé le commerce équitable en France.

« J’adore mettre en relation les thématiques, les organisations et les gens qui les incarnent.
J’ai donc eu envie de créer une activité pour accompagner les associations, fondations, acteurs publics et entreprises engagées dans leur communication et leur influence.
L’agence Relations d’utilité publique est née en 2006.
»

Aujourd’hui, nous sommes une douzaine au sein de l’agence et nous couvrons tous les métiers de la communication : stratégie de marque, relations presse, création de campagnes, événementiel, tactiques digitales, graphisme et rédactionnel, influence. Nous intervenons dans tous les secteurs de l’intérêt général : le médico-social, la santé, l’écologie, l’agriculture et l’alimentation durables, la jeunesse et l’éducation, la RSE, la culture, le sport responsable… Pour nos 15 ans, nous avons changé de nom et sommes devenus l’agence RUP, car tout le monde nous appelait ainsi depuis des années !

 

Sur quelles ressources vous appuyez-vous pour faire avancer vos projets ou exercer votre leadership ?

Je n’ai pas créé d’entreprise puisque l’agence est membre de COOPANAME, la plus grande coopérative d’activité et d’emploi de France, une entreprise partagée qui regroupe plus de 600 entrepreneurs salariés. Nous mutualisons notamment les services administratifs et financiers, la trésorerie et la formation. De plus, nous avons imaginé un mode de fonctionnement particulier au sein de l’agence RUP car il n’y a ni dirigeant, ni liens hiérarchiques entre nous, même si un comité de direction de cinq personnes prend les décisions collectivement et au consensus.

« Si j’exerce une forme de leadership au sein de l’agence, ce n’est pas revendiqué et
cela s’explique par mon antériorité et ma façon de faire le lien entre les acteurs.
Je revendique davantage le fait d’être un « connecteur invétéré » ! »

De fait, j’ai cette capacité à rencontrer beaucoup de personnes et à les mettre en lien. C’est d’ailleurs ma façon de développer l’agence sans faire de commercial.

« Dans le monde des agences de communication, nous faisons clairement figure d’OVNI. »

Étant en SCOP, nous avons un rapport très différent à l’argent.

En effet, nous ne pouvons pas vendre l’agence puisqu’elle ne nous appartient pas. Cela modère l’hubris qui peut atteindre certains dirigeant·es, et nous pousse à innover en termes de gouvernance et de management. Nous sommes à des années lumières du modèle classique de l’agence de communication avec un·e fondateur.trice, des salarié·es et une armée de stagiaires.

L’agence a fait preuve d’une grande résilience pendant la crise sanitaire. Il faut dire que nous avons l’habitude de « voyager léger », grâce au télétravail, que nous pratiquons depuis toujours du fait de nos choix de vie individuels, des coûts de bureaux faibles et des salaires très raisonnables. En tant que salarié·es de COOPANAME, nous avons bénéficié d’une partie de chômage partiel, puis l’activité est repartie très fort en juin 2020. Tant et si bien que 2020 a presque été notre meilleure année. Et cet été, nous avons déjà atteint nos objectifs pour 2021.

 

Quels sont vos projets et vos défis actuels ?

Dans la mesure où nous avons acquis une expertise de 20 ans sur les sujets sociaux et environnementaux, nous sommes très attentifs à la communication greenwashing et aux agences qui surfent sur la vague responsable.

Ainsi récemment, Arnaud Leroy, PDG de l’Ademe, et Agathe Bousquet, présidente de Publicis en France, ont remis au gouvernement un rapport sur les bonnes pratiques dans la publicité dans le cadre du projet de loi « Climat et résilience ». Mais je me méfie des acteurs de la communication dont le métier est de faire passer des vessies pour des lanternes.
En l’occurrence, le secteur de la publicité recherche au pire le statu quo, au mieux l’autorégulation. Or, cela ne suffit pas. C’est pourquoi nous signons régulièrement, avec d’autres, des tribunes en faveur de mesures plus contraignantes, par exemple, pour les produits agroalimentaires destinés aux enfants sur lesquels la France est très en retard.

Cela dit, nous sommes très favorables au mouvement émergeant de jeunes communicants ayant pris conscience de la crise écologique et qui ne veulent plus faire de « la réclame à la papa » comme dans les années 80.

«  Pendant 15 ans, l’agence RUP a essentiellement accompagné des associations et des fondations, qui agissent comme des aiguillons dans la société. Désormais, nous souhaitons aussi mettre la communication au service des entreprises et des acteurs publics qui veulent construire une société plus juste et résiliente. »

C’est la raison pour laquelle, aujourd’hui, nous avons envie d’accompagner ces derniers dans cette mutation, tout en continuant à créer des passerelles entre les acteurs publics, privés et associatifs, notre ADN depuis toujours.

 

Quel message souhaitez-vous adresser aux jeunes et futurs leaders de l’innovation ?

Face au problème d’accès à l’emploi des jeunes, il faudrait que les structures employeuses fassent plus confiance aux jeunes diplômés qui, par définition, n’ont pas encore d’expérience professionnelle.

« Dans un monde en mutation sur les sujets environnementaux, sociaux et sociétaux,
les expériences associatives, le bénévolat ou les années de césure à l’étranger
apportent autre chose et donnent une capacité d’adaptation et d’innovation.
J’espère qu’elles seront davantage valorisées à l’avenir. »

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Les Nouveaux Imaginaires : L’interview de Luc Meuret

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Interview de Sylvain Breuzard, président-fondateur de Norsys, président du Conseil d’administration de Greenpeace

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Sylvain Breuzard, président-fondateur de Norsys, président du Conseil d’administration de Greenpeace et auteur de La permaentreprise : Un modèle viable pour un futur vivable, inspiré de la permaculture

En début d’entretien, Sylvain Breuzard nous a confié avoir eu la chance d’enfiler les bottes du Chat botté et ainsi, de parcourir 20 ans en un pas. Plus que la chance, nous retiendrons la curiosité qui nourrit l’intuition et le courage d’aller plus loin, de chercher et d’expérimenter de nouvelles façons de gérer, de manager et de développer. Puisque des talents de conteur ne sont pas de trop pour embarquer des collaborateurs, des pairs mais aussi les jeunes dans un nouveau modèle entrepreneurial, à la manière du Petit Prince, nous lui avons demandé : « Sylvain, dessinez-nous l’entreprise de demain ? »

Quel a été votre parcours à la tête de Norsys ?

Norsys s’est développée très tôt selon le modèle vertueux de la performance globale que j’ai souhaité pousser le plus loin possible. Le déclic a eu lieu en 1998, au moment de la loi sur les 35 heures. Le secteur informatique préparait alors le passage à l’an 2000 et à l’Euro – un marché très lucratif mais ponctuel –. Cela m’a poussé à réfléchir à l’avenir. Sans être devin, j’ai eu l’intuition que l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle allait devenir essentiel. J’ai proposé aux salariés un projet à même d’absorber l’impact financier de 47 jours de CP et de RTT. En tant que prestataire informatique, cela passait nécessairement par davantage de valeur ajoutée. Nous avons développé nos premiers programmes de formation en ce sens. Ces décisions ont été décisives pour Norsys tant ce niveau de formation et d’expertise constitue, aujourd’hui encore, la marque de fabrique de l’entreprise. Nous avons d’ailleurs créé notre propre Université d’entreprise.

Comment le concept de permaentreprise est-il né ?

Le monde du travail enferme rapidement dans un réseau professionnel, a fortiori lorsque l’on devient dirigeant. Il est important de rester en prise avec le terrain et avec les autres. Mon cheminement vers la permaentreprise est corrélé à une série de prises de conscience personnelles liées à mon implication dans le monde associatif, que ce soit avec le Réseau étincelle que j’ai créé, au Centre des jeunes dirigeants (CJD) que j’ai présidé, au sein de Greenpeace que je préside ou encore, en intégrant le Conseil national du développement durable.

« Cet engagement m’a donné plus de lucidité sur les problèmes qui se posent à notre société.
De la lucidité à l’action, il n’y a qu’un pas. »

Dès 2005, nous nous sommes engagés dans la lutte contre les discriminations avec le CV anonyme, la formation sur les préjugés, la refonte des process de décision et, bien sûr, l’égalité salariale hommes/femmes. Le bilan carbone a suivi en 2007, etc.

En 2019, j’ai demandé à un groupe de travail de challenger le concept de la permaculture pour tenter de l’appliquer à Norsys. Ensuite, j’ai consulté d’anciens grands patrons à la tête de fondations engagées dans la préservation de la planète sur l’intérêt d’une telle démarche. Ils m’ont dit de foncer.

La permaentreprise repose sur trois principes éthiques : prendre soin des êtres humains ; préserver la planète ; se fixer des limites et redistribuer la richesse créée. De ces principes découlent 23 objectifs d’impact avec des seuils à atteindre. Cette démarche est symbolisée dans le logo de Norsys par les trois anneaux rouge (l’humain), bleu (l’économie) et vert (l’environnement), enlacés et interdépendants. Concrètement, pour chaque projet, nous devons nous assurer que chaque principe éthique est mis en œuvre.

« A travers ce modèle, j’essaie de démontrer qu’en anticipant les mutations
et en adoptant une vision globale, l’entreprise y gagne un jour ou l’autre. »

Le meilleur exemple d’anticipation gagnante est le télétravail. Cette évolution n’allait pas de soi puisqu’une partie de nos collaborateurs travaille chez nos clients. Pourtant, nous avons sauté le pas en 2016 car il s’agit d’un important levier de réduction de nos gaz à effet de serre. En 2019, le télétravail concernait déjà 40 % de nos collaborateurs. De sorte qu’au début du confinement, alors que de nombreuses entreprises ont dû fermer plusieurs semaines, nous n’avons presque rien eu à faire et l’année 2020 a été une très bonne année pour Norsys.

Quelle est votre recette pour anticiper ?

Il ne s’agit pas tant d’être visionnaire que de mener un travail de recherche et de décryptage. L’enjeu consiste à accumuler et analyser les informations de manière décloisonnée. Ce qui nous arrive avec la COVID avait été annoncé dès 2003 ! L’accès à la connaissance est donc crucial. Je me désole de voir les jeunes lire uniquement les titres et les sous-titres sur les réseaux sociaux. Sur ce point, j’estime que l’entreprise est le 3ème étage dans l’accès à l’information et à la connaissance, après la famille et le monde scolaire et universitaire.

Sur quelles ressources vous appuyez-vous pour exercer votre leadership et convaincre vos équipes ou vos pairs ?

Plus que l’énergie déployée ou la méthode utilisée pour embarquer un collectif, ce qui compte, c’est la crédibilité et la confiance que l’on inspire en tant que personne qui ose faire les choses ou qui ose faire différemment. Cela s’acquiert peu à peu par des expérimentations et des résultats. En 2019, aux prémices de la permaentreprise, certains collaborateurs ont dit : « Sylvain nous a déjà fait le coup. Au début, on ne comprend rien mais, à chaque fois, cela donne une force incroyable à Norsys ».

Quel est votre défi actuel ?

J’ai l’espérance d’embarquer, de manière très volontariste, des dirigeants dans un autre modèle de développement. Jean Mersch, le fondateur du CJD, a dit : « ce ne sont pas les masses qui font l’histoire, mais les valeurs qui agissent sur elles par les minorités convaincues ». C’est ce que j’essaie d’apporter à travers le modèle de la permaentreprise.

« Ce qui me guide, c’est d’ouvrir les esprits sur un autre positionnement de l’entreprise pour sortir de la pensée mondiale unique délétère autour de la maximisation des profits. »

Quel message souhaitez-vous adresser aux jeunes et futurs leaders en entreprise ?

Je crois beaucoup au pouvoir des jeunes, à l’instar des 30 000 signataires du Manifeste pour un réveil écologique qui ont fait peur aux grands groupes par leur détermination.

« Aussi, je leur dis : n’ayez pas peur d’être très exigeants.
Votre exigence fera changer le monde de l’entreprise. »

Dans quelques mois, par exemple, lorsque le monde sera moins contraint, certaines entreprises vont être tentées de fermer le robinet du télétravail. Je suis convaincu que si les jeunes quittent ces entreprises, ils feront bouger les lignes.

La permaentreprise peut-elle s’appliquer au monde associatif et des ONG ?

Le modèle de la permaentreprise peut tout à fait être appliqué par les associations et les fondations, à l’instar du Réseau étincelle qui va bientôt expérimenter la perma-association. D’une part, on peut tout construire sur les principes éthiques de la permaentreprise, y compris un projet personnel. D’autre part, seule une vision globale des enjeux avec des objectifs variés et interdépendants est susceptible de faire évoluer les choses dans le bon sens.

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Interview de Pierre Weill, co-président de l’Association Bleu-Blanc-Cœur

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INNOVATION, SANTÉ

Interview de Pierre Weill

Pierre Weill est ingénieur agronome et co-président de l’Association Bleu-Blanc-Cœur. Il travaille depuis plus de vingt ans sur le lien entre production agricole, environnement et santé.

Parlez-nous de la chaire « aliments et bien manger » à la fondation Rennes 1

La raison d’être de cette chaire est de rapprocher les points de vue des scientifiques et des mangeurs. Il est temps de travailler sur la sociologie de l’alimentation. D’une part, nous constatons un manque d’acceptabilité à l’égard des consensus scientifiques. Un exemple : le cholestérol, souvent considéré comme l’ennemi intérieur numéro 1 mais classé depuis plusieurs décennies par les experts comme un facteur sans grande importance.

D’autre part, je suis frappé par les contradictions entre les convictions écolo-végétariennes et les usages de la génération des 18-34 ans, qui sont de très loin les premiers consommateurs de viande ; pas sous la forme de l’entrecôte de Mamie mais de nuggets, de burgers, de pizzas… A tel point que la consommation de viande bovine qui baissait de façon régulière depuis 25 ans est remontée en 2019. Cela prouve que les méthodes classiques d’enquête qualitatives ne sont pas fiables du tout. Dans les panels, les consommateurs disent qu’ils veulent manger moins de viande mais de la viande de qualité. En réalité, ils en mangent plus et quasi exclusivement de la viande hachée de faible qualité. C’est pourquoi il faut tenir compte des usages.

La crise sanitaire a-t-elle renforcé votre conviction sur la nécessité d’améliorer l’accès au bien manger ?

Pendant la crise sanitaire, il est apparu très tôt que les gens ne mouraient pas du virus mais d’un excès d’inflammation (le tristement célèbre orage cytokinique qui provoque l’œdème pulmonaire). Or cela entre en résonnance avec les connaissances scientifiques largement partagées selon lesquelles ce que nous mangeons influence notre immunité. Le mécanisme de l’inflammation est géré dans nos cellules par deux acides gras, qui dépendent à 100 % de ce que nous mangeons : les omégas 6 dans la phase d’attaque du virus, puis les omégas 3 dans la phase de réparation des tissus et surtout, d’arrêt du processus inflammatoire.

« Je parle d’alimentation barrière. Or, aucun média n’a traité le sujet dans le cadre du Covid 19 »

Avec l’Inserm et le CHU de Rennes, nous avons écrit un article sur ce sujet pour une revue scientifique. C’est fondamental car nous voyons bien que le médicament miracle ou le vaccin tant attendu n’arrive pas. En démontrant que l’alimentation barrière est efficace et qu’en nourrissant mieux le sol et les gens, nous sommes en mesure d’éviter le désastre lié à cette épidémie ou à une autre, nous donnons de la valeur au consentement autour de la question : « est-ce que c’est bon pour moi ? »

Mais savoir ne suffit pas pour sauver des vies… Il faut que ces connaissances soient partagées et acceptées, ce qui est loin d’être le cas.

« Au sein de cette chaire, nous allons essayer de comprendre pourquoi les gens n’attendent pas de l’alimentation ce qu’ils attendent de la distanciation sociale, des médicaments ou des vaccins. »

Les Français veulent manger des produits locaux, plus sains, avec des producteurs et des salariés mieux rémunérés, sans forcément payer plus cher. Comment résoudre ce paradoxe ? 

Personnellement, je ne pense pas que la crise sanitaire changera grand-chose si ce n’est une petite inflexion dans les grandes tendances qui préexistaient. Le monde de l’agroalimentaire est avant tout marqué par une guerre des prix comme il y a rarement eu. La majorité des distributeurs anticipe une crise sociale. Et la recherche de qualité est reléguée loin derrière. 

Contrairement à une croyance largement répandue dans le marketing agroalimentaire, le consommateur sait ce qu’il va acheter avant d’arriver en rayon. Il est indispensable de s’intéresser au parcours, aux croyances, aux usages…, c’est-à-dire à la sociologie du mangeur. Nous avons recruté un ingénieur agronome, sociologue et anthropologue au sein de la chaire. Il a mené une série d’interviews pendant le confinement. Il en ressort une exacerbation des comportements mais pas de changements. Les gens qui aimaient cuisiner ont cuisiné davantage. Ceux qui n’aimaient pas cuisiner ont acheté des surgelés, des conserves…

Pourquoi l’achat de pâtes a-t-il décollé ? Avec la fermeture des restaurations collectives, c’est le plat le plus simple et le plus consensuel. Le fil conducteur ce sont les usages et le temps disponible pour préparer les repas.

« Je ne suis pas certain que les bonnes intentions résistent au décalage entre ce que les gens disent et ce qu’ils font, et surtout aux contraintes économiques et d’usage. Le monde d’après ne sera pas très différent du monde d’avant. »

A l’instar de Danone, les entreprises à missions sont-elles l’avenir ? Quelles compétences devront-elles mobiliser ?

J’ai présidé le pôle de compétitivité agroalimentaire Valorial pendant 8 ans. Il réunit des académiques et des industriels (2/3 de l’agroalimentaire) dans une perspective d’innovation collaborative, ce qui en fait un excellent poste d’observation. Les acteurs ont l’impression de faire des choses très bien, et ils font les choses de mieux en mieux, mais sont critiqués de plus en plus. La relation mangeur – producteur est plus un lieu de confrontation que de médiation.

Il est difficile de s’auto-déclarer entreprise à missions uniquement en disant : « je suis quelqu’un de bien, j’économise des tonnes de CO2… » Il faut que la transparence soit mesurable et compréhensible mais cela ne suffit pas car d’autres ressorts entrent en jeu. Les consommateurs ne regardent pas beaucoup le nutriscore. Celui-ci engendre de la méfiance car il est apposé sur le paquet par l’industriel. Au contraire, bien que 80 % de la note de Yuka soit basé sur le nutriscore, le fait que ce soit le consommateur qui scanne et qui calcule le score change la perception et suscite l’adhésion.

Nous avons inclus un volet digital dans la chaire car nous pensons qu’il peut reconnecter les gens avec les réalités des mondes agricole et agroalimentaire.

Dans L’Homnivore, Claude Fischler, sociologue de l’alimentation, explique que l’homme est autant néophile que néophobe : il a peur de tout mais il mange de tout. Ce paradoxe a longtemps été résolu par les traditions, qui étaient une façon de protéger sa santé. Il annonçait il y a trente ans que, puisque les traditions volent en éclat, l’angoisse de l’homnivore reviendrait au galop.

Aujourd’hui, il nous faut traiter l’angoisse de l’homnivore. Cela ne sert à rien de raisonner « sciences dures » car il y a une résistance au rationnel. Malgré les progrès considérables en matière de santé ou d’environnement…, les gens ont de plus en plus peur de leur assiette. Par exemple, Yuka reçoit des plaintes parce que les œufs de poules élevées en cage ont un bon score. Pourtant, sur le plan purement nutritionnel, il n’y a pas de différence entre un œuf de poule élevée en plein air ou en cage.

«« Je mange, donc je suis« . Les préoccupations sur le bien-être animal, la chaîne alimentaire, la rémunération des producteurs… font partie intégrante de ce que les gens incorporent en mangeant. Je suis convaincu que le digital couplé aux sciences humaines peut réconcilier toutes ces dimensions. »

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