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Interview de Pierre Weill, co-président de l’Association Bleu-Blanc-Cœur

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INNOVATION, SANTÉ

Interview de Pierre Weill

Pierre Weill est ingénieur agronome et co-président de l’Association Bleu-Blanc-Cœur. Il travaille depuis plus de vingt ans sur le lien entre production agricole, environnement et santé.

Parlez-nous de la chaire « aliments et bien manger » à la fondation Rennes 1

La raison d’être de cette chaire est de rapprocher les points de vue des scientifiques et des mangeurs. Il est temps de travailler sur la sociologie de l’alimentation. D’une part, nous constatons un manque d’acceptabilité à l’égard des consensus scientifiques. Un exemple : le cholestérol, souvent considéré comme l’ennemi intérieur numéro 1 mais classé depuis plusieurs décennies par les experts comme un facteur sans grande importance.

D’autre part, je suis frappé par les contradictions entre les convictions écolo-végétariennes et les usages de la génération des 18-34 ans, qui sont de très loin les premiers consommateurs de viande ; pas sous la forme de l’entrecôte de Mamie mais de nuggets, de burgers, de pizzas… A tel point que la consommation de viande bovine qui baissait de façon régulière depuis 25 ans est remontée en 2019. Cela prouve que les méthodes classiques d’enquête qualitatives ne sont pas fiables du tout. Dans les panels, les consommateurs disent qu’ils veulent manger moins de viande mais de la viande de qualité. En réalité, ils en mangent plus et quasi exclusivement de la viande hachée de faible qualité. C’est pourquoi il faut tenir compte des usages.

La crise sanitaire a-t-elle renforcé votre conviction sur la nécessité d’améliorer l’accès au bien manger ?

Pendant la crise sanitaire, il est apparu très tôt que les gens ne mouraient pas du virus mais d’un excès d’inflammation (le tristement célèbre orage cytokinique qui provoque l’œdème pulmonaire). Or cela entre en résonnance avec les connaissances scientifiques largement partagées selon lesquelles ce que nous mangeons influence notre immunité. Le mécanisme de l’inflammation est géré dans nos cellules par deux acides gras, qui dépendent à 100 % de ce que nous mangeons : les omégas 6 dans la phase d’attaque du virus, puis les omégas 3 dans la phase de réparation des tissus et surtout, d’arrêt du processus inflammatoire.

« Je parle d’alimentation barrière. Or, aucun média n’a traité le sujet dans le cadre du Covid 19 »

Avec l’Inserm et le CHU de Rennes, nous avons écrit un article sur ce sujet pour une revue scientifique. C’est fondamental car nous voyons bien que le médicament miracle ou le vaccin tant attendu n’arrive pas. En démontrant que l’alimentation barrière est efficace et qu’en nourrissant mieux le sol et les gens, nous sommes en mesure d’éviter le désastre lié à cette épidémie ou à une autre, nous donnons de la valeur au consentement autour de la question : « est-ce que c’est bon pour moi ? »

Mais savoir ne suffit pas pour sauver des vies… Il faut que ces connaissances soient partagées et acceptées, ce qui est loin d’être le cas.

« Au sein de cette chaire, nous allons essayer de comprendre pourquoi les gens n’attendent pas de l’alimentation ce qu’ils attendent de la distanciation sociale, des médicaments ou des vaccins. »

Les Français veulent manger des produits locaux, plus sains, avec des producteurs et des salariés mieux rémunérés, sans forcément payer plus cher. Comment résoudre ce paradoxe ? 

Personnellement, je ne pense pas que la crise sanitaire changera grand-chose si ce n’est une petite inflexion dans les grandes tendances qui préexistaient. Le monde de l’agroalimentaire est avant tout marqué par une guerre des prix comme il y a rarement eu. La majorité des distributeurs anticipe une crise sociale. Et la recherche de qualité est reléguée loin derrière. 

Contrairement à une croyance largement répandue dans le marketing agroalimentaire, le consommateur sait ce qu’il va acheter avant d’arriver en rayon. Il est indispensable de s’intéresser au parcours, aux croyances, aux usages…, c’est-à-dire à la sociologie du mangeur. Nous avons recruté un ingénieur agronome, sociologue et anthropologue au sein de la chaire. Il a mené une série d’interviews pendant le confinement. Il en ressort une exacerbation des comportements mais pas de changements. Les gens qui aimaient cuisiner ont cuisiné davantage. Ceux qui n’aimaient pas cuisiner ont acheté des surgelés, des conserves…

Pourquoi l’achat de pâtes a-t-il décollé ? Avec la fermeture des restaurations collectives, c’est le plat le plus simple et le plus consensuel. Le fil conducteur ce sont les usages et le temps disponible pour préparer les repas.

« Je ne suis pas certain que les bonnes intentions résistent au décalage entre ce que les gens disent et ce qu’ils font, et surtout aux contraintes économiques et d’usage. Le monde d’après ne sera pas très différent du monde d’avant. »

A l’instar de Danone, les entreprises à missions sont-elles l’avenir ? Quelles compétences devront-elles mobiliser ?

J’ai présidé le pôle de compétitivité agroalimentaire Valorial pendant 8 ans. Il réunit des académiques et des industriels (2/3 de l’agroalimentaire) dans une perspective d’innovation collaborative, ce qui en fait un excellent poste d’observation. Les acteurs ont l’impression de faire des choses très bien, et ils font les choses de mieux en mieux, mais sont critiqués de plus en plus. La relation mangeur – producteur est plus un lieu de confrontation que de médiation.

Il est difficile de s’auto-déclarer entreprise à missions uniquement en disant : « je suis quelqu’un de bien, j’économise des tonnes de CO2… » Il faut que la transparence soit mesurable et compréhensible mais cela ne suffit pas car d’autres ressorts entrent en jeu. Les consommateurs ne regardent pas beaucoup le nutriscore. Celui-ci engendre de la méfiance car il est apposé sur le paquet par l’industriel. Au contraire, bien que 80 % de la note de Yuka soit basé sur le nutriscore, le fait que ce soit le consommateur qui scanne et qui calcule le score change la perception et suscite l’adhésion.

Nous avons inclus un volet digital dans la chaire car nous pensons qu’il peut reconnecter les gens avec les réalités des mondes agricole et agroalimentaire.

Dans L’Homnivore, Claude Fischler, sociologue de l’alimentation, explique que l’homme est autant néophile que néophobe : il a peur de tout mais il mange de tout. Ce paradoxe a longtemps été résolu par les traditions, qui étaient une façon de protéger sa santé. Il annonçait il y a trente ans que, puisque les traditions volent en éclat, l’angoisse de l’homnivore reviendrait au galop.

Aujourd’hui, il nous faut traiter l’angoisse de l’homnivore. Cela ne sert à rien de raisonner « sciences dures » car il y a une résistance au rationnel. Malgré les progrès considérables en matière de santé ou d’environnement…, les gens ont de plus en plus peur de leur assiette. Par exemple, Yuka reçoit des plaintes parce que les œufs de poules élevées en cage ont un bon score. Pourtant, sur le plan purement nutritionnel, il n’y a pas de différence entre un œuf de poule élevée en plein air ou en cage.

«« Je mange, donc je suis« . Les préoccupations sur le bien-être animal, la chaîne alimentaire, la rémunération des producteurs… font partie intégrante de ce que les gens incorporent en mangeant. Je suis convaincu que le digital couplé aux sciences humaines peut réconcilier toutes ces dimensions. »

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