INNOVATION, SANTÉ
Les leaders de l’innovation face à la crise sanitaire
18 Septembre 2020
Interview de Dominique Pon, Directeur général de la clinique Pasteur à Toulouse et Responsable stratégique de la transformation numérique en santé au Ministère des Solidarités et de la Santé
Quelles leçons tirez-vous de la crise sanitaire en ce qui concerne le système de santé français ?
J’ai envie de témoigner sur l’un des plus beaux moments de ma carrière professionnelle. Je suis revenu à plein temps pour gérer la crise dans mon établissement avec la peur au ventre pour mes soignants et professionnels. Comme en état de guerre, nous avons mobilisé tout le monde, modifié les organisations et les process, inventé mille choses chaque jour et bénéficié d’une solidarité hallucinante avec les équipes mais aussi avec les voisins, les industriels, les restaurateurs, les coiffeurs… Nous sommes liés par cette expérience que nous avons vécue ensemble.
Concernant le système de santé français, j’ai de l’estime pour les gens qui font. C’est tellement facile de dire après coup que ça a été mal fait, mais quand on est au feu, ce n’est pas si simple de prendre des décisions.
« Face à la crise, il était difficile de faire mieux que de confiner. En effet, il fallait jouer la carte de la responsabilité citoyenne et de la solidarité. Désormais, avec le vécu de cette première vague épidémique, nous pourrons probablement être plus nuancés et plus fins en nous appuyant sur l’engagement des Français. »
Il n’est pas candide de voir le verre à moitié plein. Il faut absolument que la France s’astreigne à voir les choses positives, tant cette logique pessimiste d’autoflagellation permanente est délétère collectivement. Cette crise a le mérite de mettre en débat les questions liées à notre rapport à la mort, à notre système de santé, à notre relation à la technologie…
Quelles ont été les belles choses pendant la crise ?
Quand je suis revenu à plein temps à la clinique, nous avions seulement 8 jours de stock de masques FFP2 et chirurgicaux, je n’en dormais pas. J’ai lancé un appel à l’aide sur LinkedIn. Résultat : 800 000 vues, tout le monde nous a apporté des masques et nous avons tenu pendant un mois sur la solidarité. Pour les tests PCR, il nous manquait les cupules pour poser les échantillons. J’ai sollicité les industriels qui se sont mobilisés pour en fabriquer. Même chose en ce qui concerne les circuits clos pour les respirateurs, les industriels locaux se sont mis en relation avec des industriels bordelais, et de nombreux hôpitaux en ont bénéficié.
Il y a tant de choses que je ne pensais pas possibles et qui se sont réalisées : les téléconsultations ont explosé, les patients (moyenne d’âge de 63 ans) ont accepté de préparer leur hospitalisation via un portail en ligne. D’un point de vue organisationnel, nous avons divisé la clinique en deux équipes qui ne se croisaient jamais pour être sûr qu’en cas de contamination, l’organisation de la clinique ne serait pas en péril. Chaque semaine, les deux équipes se challengeaient pour partager leurs innovations. C’était impressionnant d’ingéniosité et d’inventivité.
Les médecins de ville, eux aussi, se sont mis à la téléconsultation. Mais surtout, les citoyens français ont vu l’intérêt du numérique en santé, bien que paradoxalement ils aient rejeté l’appli STOP COVID …
« Nous commençons tout juste à avoir la maturité pour nous emparer de cette technologie du numérique, qui est pour nous ce que l’imprimerie a été au 18ème siècle pour l’essor des Lumières et des Droits de l’Homme. A présent, le numérique doit entrer dans le débat public afin que nous décidions ce que nous souhaitons en faire en France et en Europe. »
Quelles compétences RH seront nécessaires pour construire la réponse sanitaire de demain ?
Là où préexistaient la confiance et des valeurs saines, les acteurs ont capitalisé dessus. Malheureusement, c’est loin d’être le cas partout. Même si je suis favorable à une augmentation des salaires, je trouve irrationnel de penser que ce point va résoudre tous les problèmes. Le fond du fond, c’est le management dans la santé qui n’est plus fondé sur un socle de sens humaniste, basé sur des valeurs de confiance. C’est cet abandon du sens premier de cette éthique humaniste qui constitue pour moi les racines du mal.
« Pourtant, manager dans la santé est tellement facile ! Il suffit d’aimer les soignants. La santé, ce sont des hommes et des femmes sensés prendre soin des autres. Si nous ne sommes pas humanistes, qui va l’être ? »
Or quand vous êtes humaniste, vous touchez les gens au cœur. Cela fait 20 ans que j’essaye de pratiquer cela de mon mieux. La clinique Pasteur est une des plus grosses cliniques de France, performante économiquement, elle est inscrite dans une développement durable et de responsabilité sociétale, les salariés innovent et sont engagés.
Y a-t-il un espoir de construire sur ces valeurs dans l’après-crise ?
Il faut continuer de militer pour cela. Je refuse d’être schizophrène dans le monde du travail, c’est-à-dire être humain à la maison et froid au travail. On me demande toujours si ça marche, comme si je devais justifier un R.O.I de l’engagement et de l’amour !
« Notre façon d’appréhender les relations dans le monde du travail est mortifère. En conceptualisant la relation au travail, nous en avons fait quelque chose d’abstrait et d’inanimé. Je refuse toute conceptualisation de modèles managériaux, y compris basés sur la confiance. »
Le COVID-19 a remis sur la table les sujets de la vie et de la mort. Puisque tout peut s’effondrer du jour au lendemain, j’ai envie de vivre du mieux que je peux en homme libre et aimant, et militer dans ce sens. Ensuite, les choses se transforment elles-mêmes. Même si ce n’est pas parfait, dans tous les cas, c’est vivant.
Peut-on étendre cette confiance au décloisonnement du système de santé ?
Le mécanisme défensif de défiance est contaminant. Mais la confiance l’est aussi. Je passe la moitié de mon temps professionel au ministère de la Santé et je vis exactement la même chose que dans ma clinique : la confiance ouvre le champ des possibles.
Plus nous adoptons une posture congruente et sincère, plus les liens vont se reconstruire dans le monde professionnel. Ce ne sera jamais parfait, je ne suis pas candide, mais nous aurons lancé pousser les choses du bon côté. Cela fonctionne toujours : il suffit de « contaminer positivement » deux ou trois personnes au démarrage pour basculer dans des courbes exponentielles positives.
Vous militez pour la confiance, l’humanisme… N’est-ce pas antinomique avec votre rôle de pilote de la stratégie numérique en santé ?
Il s’agit de ma formation initiale et j’ai lancé plusieurs start-up. Le feu est le premier outil technologique apprivoisé par les humains. Il peut servir à cuire des aliments mais aussi à détruire le village d’à côté. Tout dépend de l’utilité que nous choisissons. Concernant l’imprimerie, l’Europe du XVIIIème siècle s’en est saisie pour en faire un outil humaniste d’émancipation citoyenne et de diffusion de la connaissance.
Aujourd’hui je trouve que l’Europe reste ne croit plus avec la même ferveur dans l’humanisme. Par exemple, elle est en train de laisser le numérique être appréhendé uniquement par une vision libérale, libertaire et transhumaniste côté US, autocratique et liberticide côté chine. Notre incapacité en France et en Europe à s’engager avec volontarisme dans une vision d’un numérique humaniste m’inquiète et me révolte.
« Ma croyance profonde est que nous pouvons faire du numérique un outil éthique et humaniste d’émancipation citoyenne, de santé, de mémoire de l’humanité, … Si nous affirmons avec foi cette valeur-là, nous allons agréger les talents. »
Pour les futurs diplômés de Harvard, HEC, Polytechnique…, l’or entrepreneurial, ce sera le sens. Si nous militons pour cette vision, nous ne serons peut-être pas les meilleurs en big data ou en IA, nous n’aurons peut-être moins de licornes que dans la zone pacifique, mais nous aurons des colibris 4.0 qui feront leur part dans la construction d’une vision globale qui a du sens … Il y a un enjeu de société fondamental autour de l’humanisme numérique. Nous ne pouvons pas nous contenter de laisser faire les GAFAM et les BATX dominer le monde numérique, au risque de nous voir imposer un modèle de société qui ne nous correspond pas.