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Interview de Camille Kohler, Molière de la Comédie 2020

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Interview de Camille Kohler

Camille Kohler est auteure de livres jeunesse et de la fiction radiophonique La vie trépidante de Brigitte Tornade, Molière de la Comédie 2020

La vie trépidante de Brigitte Tornade aborde le thème des inégalités hommes femmes. Que vous a inspiré le confinement ?

Cette période a été l’illustration de ce que j’ai voulu montrer dans La vie trépidante de Brigitte Tornade. Pendant le confinement, la charge mentale a été multipliée par 100.
En premier lieu pour les femmes, mais les hommes aussi en ont fait l’expérience.

A titre personnel, j’ai réalisé à quel point je travaille dans un calme absolu en temps normal. Pendant le confinement, j’ai eu l’impression d’une invasion totale avec le bruit permanent de la vie de famille ou d’une réunion en visio dans la pièce d’à côté.

Avec France Culture, nous nous sommes posés la question d’une édition spéciale confinement tant la vie domestique s’était immiscée dans le monde du travail. Mais, il s’est passé des choses très sombres pendant la crise sanitaire, je pense aux violences intrafamiliales et aux violences faites aux femmes. J’ai eu peur de ne pas trouver la légèreté de ton.

J’ai beaucoup pensé à la phrase de Virginia Woolf : « Il est indispensable qu’une femme possède (…) une chambre à soi si elle veut écrire une œuvre de fiction ».

J’ai vécu le confinement comme une absence de chambre à soi intellectuelle. J’étais trop envahie par ce qui se passait pour créer. Nous étions dans l’immédiateté alors que l’écriture demande du temps et de la maturation. Ce sera une source d’inspiration pour plus tard…

Le « monde d’après » appelle à faire autrement. Selon vous, comment profiter de la période pour faire progresser les relations au travail et le management ?

Un peu comme au théâtre, chacun endosse un rôle au travail, pas le même qu’à la maison ou dans son couple. Le côté positif, c’est que le confinement a fait tomber les masques et rassemblé tous ces personnages. On avait l’habitude d’entendre que la vraie vie, c’est la vie privée. Aujourd’hui, nous sommes très nombreux à apprécier le retour au travail. Pour reprendre l’exemple de Brigitte Tornade, lors du retour de congés maternité, il y a d’un côté, une anxiété tout-à-fait naturelle et de l’autre, une libération de revoir ses collègues, des adultes qui parlent normalement, et de se retrouver soi-même en quelque sorte.

Le confinement a mis en avant le fait que nous ne sommes pas seulement des salariés ou pas seulement des mamans et des papas. Il m’arrive de réaliser des portraits pour des entreprises, et je suis frappée à quel point nous sommes face à des histoires individuelles. Je me souviens d’une employée dans une entreprise de chimie. Elle me racontait son enfance dans les Landes, les fleurs qu’elle cueillait pour les mélanger à la sève des pins. C’était incroyable, elle me racontait son enfance mais aussi son métier !

« Chaque individu apporte son histoire, c’est ce qui fait la richesse d’une société et d’une entreprise. Il me semble que, pour les entreprises, une façon de rebondir consiste à accueillir les collaborateurs dans leur complexité. »

Nous venons d’éprouver le manque de spectacles. En quoi la culture, le théâtre, la comédie sont-ils salutaires ?

La comédie est fondamentale dans la société et nous avons besoin de ce regard décalé. Les salles de spectacle ont le pouvoir de nous toucher dans notre intimité et de rassembler un public constitué d’individualités. La radio aussi. Cette intimité de la voix qui entre dans la pièce et nous parle est très universelle. La culture fédère. C’est pourquoi il faut la rendre plus accessible.

D’une chronique radio à succès vous avez écrit une pièce de théâtre à succès. Quels conseils avez-vous envie de partager ?

Même si le monde de la culture n’aime pas les comparaisons avec celui de l’entreprise, l’écriture et l’entreprenariat ont en commun l’incertitude. Chaque jour, il faut proposer de nouveaux projets. En cela, je me sens proche de l’entrepreneur. De janvier à juin, j’ai peur de ne pas faire mon année, et de juillet à décembre j’ai peur de ne pas tenir l’année suivante !

Dans l’idée de « monde d’après », il est question d’innovation, de création, d’invention. Dans le processus de création artistique, l’auteur oscille entre l’angoisse de la page blanche, l’impression de partir de rien ou, au contraire, la conscience du terreau et de l’expérience sur lesquels construire quelque chose.

« Avec le chef d’entreprise, nous partageons la solitude et la mise en danger. La création touche à l’intime et nous expose au regard des autres. C’est un saut dans le vide inquiétant et exaltant. On ne sait jamais vers quoi la création nous emmène, ça nous dépasse un peu. »

Je vois une autre similitude entre l’écriture et le monde du travail, c’est la difficulté de sortir de son pré carré. Cela est très lié aux messages qu’on nous envoie. Lorsque La vie trépidante de Brigitte Tornade a été adaptée en BD, la maison d’édition a fait travailler un adaptateur alors que j’en aurais été tout à fait capable. Dans le recrutement, c’est la même chose. Très souvent, il est attendu que le candidat ait déjà tout fait et couvre tous les aspects du poste.

Je suis également autrice jeunesse, 95 % de mes revenus sont des droits d’auteur. Quand j’ai commencé à écrire pour la radio, j’ai douté car il s’agit d’une écriture spécifique. Finalement, j’ai su faire, et Brigitte Tornade a cartonné.

« Paradoxalement, le monde du travail nous demande de l’audace et de prendre des risques, mais au moment de recruter, cette prise de risque et cette audace ne sont pas toujours là. »

Lorsqu’il a ensuite été question d’adapter Brigitte Tornade à la scène, j’ai hésité et puis finalement, j’ai sauté le pas. Je me suis dit : « je sais adapter mon écriture, avoir la justesse de ton, au fond c’est le même métier quel que soit le support ». Il faut oser davantage et arrêter de se limiter tout seul. Cela est particulièrement vrai pour les femmes.

La créativité est-elle également un ressort pour les individus face à la crise ?

Cette période a héroïsé les personnels soignants mais aussi les professions moins visibles. Les caissières, les éboueurs, les agents des services publics sont des héros. L’utilité de chacun s’est révélée aux yeux de tous : une utilité immédiate, parfois une utilité sociale. C’est le cas de la réouverture des écoles qui en resocialisant les enfants a également permis aux parents de reprendre le travail. Globalement, les gens se sont dépassés. Ils se sont montrés innovants à tous les niveaux, avec un grand sens du devoir. Les trains médicalisés entre le Grand Est et la Nouvelle-Aquitaine, par exemple, ont fonctionné grâce à l’implication des agents des ARS, des personnels soignants et des agents de la SNCF. Une belle illustration de ce qu’une société peut mettre en œuvre en termes de solidarité, mais aussi de technicité et d’innovation.

Qu’est-ce que change le Molière pour vous ? 

J’ai été touchée par la reconnaissance du public dans la salle, puis celle de la profession à travers le Molière. La vie trépidante de Brigitte Tornade est une réussite collective. Un grand nombre de personnes s’est agrégé autour de ce texte. J’ai commencé seule et c’est devenu une belle entreprise.

Sans doute, le Molière soigne-t-il le manque d’assurance. Dans l’écriture, il y a toujours la question de la légitimité. Le Molière me permet de dire : « c’est un vrai métier ». Et puis, les textes des autrices sont moins joués que ceux des auteurs.

« C’est donc une fierté. Même si rien n’est acquis car personne ne nous attend. Tout est à recréer. Comme pour un entrepreneur, il faut partir sur un autre projet. »

Je suis heureuse que ce sujet ait fédéré autant de gens et pas uniquement des femmes. A la radio, la série a rencontré un vrai succès auprès des auditeurs souvent des hommes, d’ailleurs. En effet, il n’y a aucune raison pour qu’une pièce sur la vie de famille soit considérée comme un sujet purement féminin, non ?

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