INNOVATION
Interview de Thierry Veil
15 Mars 2021
Et si rêver était la clé pour se relever de la crise que nous traversons. Thierry Veil nous invite à identifier ce que nous voulons en notre for intérieur et à tout faire pour le réaliser. Qu’il est tentant, en effet, de suivre la voie de ce meneur de troupe qui a fait de l’irrévérence la signature de son entreprise et pense que les victoires sont plus belles lorsqu’elles sont partagées avec une équipe ! Son parcours, mené tambour battant, à la poursuite de ses rêves justement, est inspirant et vivifiant.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours, qui vous a mené à la création de Bagelstein, il y a 10 ans ?
Dans la vie, je me suis fixé un principe, celui de réaliser mes rêves. Le premier était de faire de l’audit financier pour découvrir plein de secteurs et de pays différents. Pendant dix ans, je me suis éclaté dans le monde entier, à Singapour, Nouméa, San Francisco, Londres, Paris… Puis, j’ai eu envie de réaliser mon deuxième rêve : diriger mon club de football de jeunesse, le Racing Club de Strasbourg. Je me souviens avoir passé la première semaine à me pincer toutes les dix minutes. Mais parfois, il vaut mieux que les rêves restent des rêves. Pour moi qui venais de l’orthodoxie financière, ce milieu était trop éloigné de mes valeurs.
Alors, je me suis tourné vers mon troisième rêve : l’entrepreneuriat. J’ai commencé à moitié en rachetant des parts d’une entreprise de vente de radiateurs électriques aux particuliers. Mais je n’aime pas l’eau tiède et j’ai senti qu’il était temps de créer mon propre concept. En 2004, avec mon associé, nous avons ouvert notre premier restaurant autour du sushi, sans paradigme, ni barrières. Sur le tapis roulant, défilaient des sushis, des yakitoris mais aussi des Saint-Jacques sautées au popcorn, du poulet caramélisé au coca, des mille-feuilles pralinés… Toutefois, lorsque nous avons voulu dupliquer le concept, nous nous sommes heurtés à la dépendance aux chefs sushis. C’est ainsi qu’est né Bagelstein avec une production centralisée pour ne dépendre de personne sur le point de vente. Nous avons essayé plein de recettes mais je n’étais pas satisfait. Alors, j’ai frappé à la porte des fabricants de bagels new-yorkais. L’un d’eux m’a pris en stage pendant deux mois. Les bagels étaient toute sa vie et il était hors de question que quelqu’un les fasse mal à l’autre bout du monde ! J’ai corrigé ce qui n’allait pas et nous avons ouvert notre première boutique en janvier 2011 à Strasbourg.
Quelles leçons avez-vous tirées de vos expériences précédentes ?
Ces expériences m’ont énormément apporté. Avec le foot, j’ai compris qu’il ne faut pas confondre passions et travail et surtout, qu’il ne faut jamais renoncer à ses valeurs. Avec ce que j’appelle le « demi-entrepreneuriat », j’ai pris conscience que j’avais besoin de me brûler. Comme pour le marathon, que j’ai couru 18 fois dans ma vie, j’ai besoin de repousser mes limites.
La grande différence entre le salariat et l’entrepreneuriat, c’est l’amplitude des émotions.
Les victoires sont encore plus grandes car elles sont le fruit de nos risques et réflexions
et les échecs encore plus marquants parce que nous sommes les seuls responsables.
Sur quelles ressources personnelles vous appuyez-vous pour faire avancer vos projets et exercer votre leadership ?
J’éprouve beaucoup de gratitude envers nos collaborateurs. J’estime sincèrement qu’ils nous font une faveur en choisissant de nous rejoindre. Cette responsabilité vis-à-vis des personnes que nous embauchons me sert de boussole. Quelques temps après le lancement de Bagelstein, un jeune homme est venu nous voir. Il adorait notre concept et venait de démissionner de son poste dans la restauration rapide pour venir travailler avec nous. Il nous a dit : « vous me paierez quand vous pourrez ». Un tel risque entrepreneurial est extraordinaire ! Il est toujours là, il a grandi avec nous. D’ailleurs, quand je recrute, j’ai tendance à privilégier l’état d’esprit au diplôme. Ce qui m’intéresse, c’est ce que les candidats vont faire de leurs compétences.
La confiance et l’estime de soi sont très importants. Si par ma contribution, je peux leur permettre de mettre le pied à l’étrier et de croire en eux, j’aurai réussi quelque chose. Quelle satisfaction de donner à nos collaborateurs l’opportunité d’exploser professionnellement !
Je m’appuie également sur les deux piliers de Bagelstein. Le premier : un état d’esprit impertinent, borderline et poil à gratter, qui nous a permis de faire connaître la marque à la vitesse grand V. Par exemple, pour le Bac, nous avons proposé des bouteilles d’eau avec des antisèches dessus. Nous avons également réalisé des caméras cachées avec un Youtubeur. Le second : nous fabriquons tout nous-mêmes, sans conservateurs, dans nos centres de production, bien que nous gagnerions plus d’argent si nous sous-traitions.
Est-il possible de rester impertinent dans une période de plus en plus politiquement correcte ?
En dix ans, les choses ont beaucoup changé. Nous l’avions pressenti en 2013. Pour l’ouverture d’une boutique, nous avions posé un sticker : « Si Bagelstein s’installe avenue Marceau, je reviens sans mes parents. Leonarda », ce qui nous avait valu une déferlante de haine sur les réseaux sociaux, des appels au boycott, des manifestations… Nous avons pensé que c’était la fin. Heureusement, une vague de soutien a rapidement suivi.
Il est devenu très compliqué de prendre la parole aujourd’hui. Y compris sur des sujets anodins, comme notre bagel du mois de septembre dernier, d’inspiration réunionnaise, pour lequel nous avons été accusés d’appropriation culturelle ! Il n’est pas question d’abandonner notre ton mais nous rétrécissons le champ des sujets sur lesquels nous nous exprimons : ni sexe, si religion, ni politique.
Quels sont vos projets et vos défis actuels dans ce contexte difficile pour la restauration ?
Nous réalisons notre chiffre d’affaires pour moitié en vente à emporter et pour moitié sur place. Nous sommes donc fortement impactés, surtout depuis le couvre-feu. La situation est d’autant plus complexe que nous fabriquons tout. Aussi, le premier défi consiste à être encore là chaque matin. C’est capital pour nos salariés, en particulier les étudiants qui souffrent particulièrement de la période.
Ensuite, l’enjeu est de continuer à faire rayonner la marque. Depuis le 1er décembre dernier, nous avons ouvert 5 boutiques en France et nous travaillons sur des projets d’ouvertures au Danemark, aux Pays-Bas, en Italie et dans les Émirats Arabes Unis. Nous nous remettons également en question en permanence. Ainsi, nos boutiques évoluent avec un concept qui se rapproche de COJEAN ou PRET-A-MANGER afin de répondre aux impulsions des clients et d’augmenter le débit. Nos bagels, préparés le matin-même, sont désormais proposés dans des vitrines réfrigérées, puis réchauffés au moment du passage en caisse dans un four spécial. Le bagel est chaud et croustillant mais la garniture reste froide, un vrai challenge car il n’était pas question de sacrifier la qualité.
Quel message souhaitez-vous adresser aux futurs leaders ou entrepreneurs ?
Que l’on soit étudiant, jeune manager, créateur d’entreprise…, la première chose à faire est d’identifier ses rêves. C’est-à-dire prendre une feuille blanche et écrire ce que l’on veut avec son histoire, ses valeurs, sa personnalité. Je suis convaincu qu’après, on se donne les moyens d’y arriver. Quand je donne des cours, je dis souvent :
« Ne vous impliquez pas, cela ne sert à rien, autant rester au lit. Engagez-vous ! » La différence entre l’implication et l’engagement, c’est l’œuf au bacon. La poule s’implique, le cochon s’engage.
Mon conseil : soyez prêts à donner votre vie pour vos causes et vos rêves !